REVIEWS La Donna del Lago, Montpellier, 23 July 2002
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Montpellier La Donna del Lago de Rossini Jacques Duffourg, Concerto Net, July 2002
Gioacchino Rossini : La Donna del Lago (La Dame du Lac) Livret d'Andrea Leone Tottola d'après Sir Walter Scott
Juan Diego Flórez (Giacomo/Uberto), Brigitte Hahn (Elena), Daniela Barcellona (Malcolm), Gregory Kunde (Rodrigo di Dhu), Nicola Ulivieri (Douglas), Karine Deshayes (Albina), Franck Bard (Serano, Bertram).
Choeurs de la Radio Lettone, Orchestre National de Montpellier Languedoc Roussillon, Riccardo Frizza (direction).
Spectacle en version de concert
Présentée comme l'un des moments forts du Festival de Montpellier 2002, cette version de concert de La Donna del Lago aura mérité, pour le moins, un accessit. Vocation même des lieux, la remise à l'honneur des pans entiers de répertoire omis (à condition qu'il ne s'agisse pas de la Symphonie de Wagner.) sied aux opere serie de Gioacchino Rossini. S'ils sont plus familiers aujourd'hui que dans les années soixante, au moins par leurs titres, aux oreilles des mélomanes ; on n'en fera jamais assez pour les donner à goûter au plus large public possible, n'est-il pas vrai ? René Koering offre au compositeur, dans l'Opéra Berlioz à l'acoustique si parfaite, une distribution alléchante pour l'un de ses opéras les plus originaux : on en salive d'avance. Gregory Kunde, en effet, pratique avec prestance ce domaine depuis de longues années ; et l'affiche comporte aux côtés de Brigitte Hahn - une habituée du festival désormais, de Donizetti à Franz Schmidt - une paire majeure : Daniella Barcellona... et Juan Diego Flórez. Les deux étaient de la série de Pesaro 2001 (Barcellona remplaçant Podles au pied levé), aux côtés de Mariella Devia et Charles Workman, dans la même oeuvre.
Inspirée de Walter Scott, adaptée par Tottola, cette Dame du Lac présentée au San Carlo de Naples en 1819, contribuera, à la suite de l'Élisabeth reine d'Angleterre de 1816 - même compositeur, même théâtre - à lancer la «mode» de l'anglophilie dans la tradition du bel canto «romantique». Beaucoup d'Élisabeth chez Donizetti, même en Sibérie ; de Pacini, on a un Ivanhoe ; chez Bellini, chantent des Puritains dits (faussement) d' «Écosse». L'Écosse rossinienne, elle, est plausible - et particulièrement bien troussée : point besoin de kilt pour y croire. Le public parthénopéen dut même ressentir quelque tracas devant l'opulence cuivrée (entre deux et six cors) d'un orchestre d'effectif raisonnable. Très important : la prima donna Isabella Colbràn, maîtresse de Domenico Barbaja l'impresario, comme de. Rossini, en créant Elena, devait déjà amorcer son déclin ; car, quelque brillant et irrésistible que soit son Rondo final célébrissime «Tanti affetti», sa partie est techniquement modeste, et fort centrale. Au musicien de s'assurer la collaboration de ses deux ténors fétiches, Davidde et Nozzari (du plus aigu au plus barytonnant) ; et de s'embarquer non pour Cythère, mais vers les brumes des Loch, et un univers forestier... aussi peu napolitain que possible.
Autre chose : The Lady of the lake de Sir Walter Scott a connu d'autres adaptions en musique, dont une au moins a fait le tour du monde, pour le meilleur et surtout pour le pire : l'Ave Maria de Schubert, troisième des sept Ellens Gesänge. En outre, Tottola est allé grappiller des inspirations connexes, non sans bonheur, chez James McPherson (Les Poèmes d'Ossian - mais oui, ceux-là même de Werther.). Voilà donc une position géoculturelle et historique des plus intéressantes. Mixte (écossaise, nordique pour le moins, quant à l'inspiration - mais techniquement italienne tout de même), l'oeuvre jouit d'une orchestration soignée, riche, variée, au coloris très finement septentrional. Tiens donc : deux années plus tard, un certain Carl Maria von Weber «fondera» littéralement le genre de l' «opéra allemand» avec Der Freischütz (guichets fermés, triomphe complet). C'est d'autant plus troublant que bien des teintes wébériennes sont déjà présentes dans la palette du peintre pésarais ; que les concertos de Weber - surtout pour clarinette - sont les plus «rossiniens» que l'on connaisse ! Et enfin, qui est l'un des pères fondateurs du grand opéra... français, sinon Rossini lui-même, par le biais de Guillaume Tell ; dont la couleur locale (helvétique cette fois) est en gésine dans le présent Loch pour belle Hélène mélancolique ?
Le canevas n'est guère folichon. Il s'agit encore et toujours de guerres, d'amours contrariées, de jalousies ; de frictions, d'exils et de souverains cléments. Lieto fine de rigueur : pas l'essentiel, on s'en doute. Par contre, la quasi-omniprésence du choeur, dont toutes les ressources sont admirablement traitées, est une grande nouveauté belcantiste. Elle marquera tellement les esprits du XIX° siècle, que Stravinsky s'en souviendra encore pour son Oedipus Rex, sans doute, via les Scènes de Faust de Schumann ! Un défaut : le déséquilibre entre les deux actes, le premier étant près de deux fois plus développé que le second. Pourquoi en avoir, dès lors, retranché la chanson «Aurora ! Ah sorgerai» de Giacomo-Uberto, qui nous eût été susurrée par Juan Diego Flórez ? Mystère programmatique. Peut-être un choix incompréhensible du chef Riccardo Frizza, de qui l'on a reçu autant de caresses que de coups de règle. Au crédit : une grande lisibilité des plans, une mise en valeurs hors pair des cuivres ; ce qui n'est pas gagné d'emblée. On aime aussi l'écoute portée aux artistes durant l'acte I, et une bonne conduite du si retors crescendo rossiniano (cabaletta de Malcolm «O quante lagrime»). Le Finale est splendidement équilibré. Parfait. Pourtant, au retour des vestiaires, ce sportif de la baguette a des démangeaisons de sprint ! On l'a dit, le II est déjà très court : c'est ennuyeux de hâter les choses.
D'autant que cela va de pair avec une croissance du volume regrettable (travail au décibel - la huitième plaie d'Égypte des maestri actuels), ainsi qu'une grande sécheresse de battue (même remarque). Pire : des chanteurs, et même les admirables choristes de la Radio Lettone en état de grâce, en deviennent couverts. Pas de rémission, on est emporté à marche forcée vers le Rondo conclusif, comme au commissariat. La partition est littéralement expédiée : pulsation solennelle (et intime pourtant) du début boutée hors du Corum, la floraison de tendresse élégiaque dans «Fra il padre, e fra l'amante» devient un passage de tondeuse à gazon. Difficile de finir davantage en queue de poisson, avec ou sans lac. On a louangé les Chours lettons, habitués de Montpellier, auteurs d'une véritable performance dans les passages de grâce (avec la harpe) comme les envolées militaires ; parlons maintenant du plateau. Star désormais reconnue et attendue de pied ferme, Juan Diego Flórez, en roi Giacomo, vêt les oripeaux d'Uberto - en l'occurrence des habits de fête ! La luminescence suave et virile du timbre, la projection sans faille, la ductilité de la quinte aiguë ; la technique irréprochable, la capacité à jouer un tant soit peu, même en concert. Tout ne fait que confirmer le bien que l'on connaît déjà de lui en France (L'Italienne à Alger, Falstaff, bientôt Cendrillon.). On retrouve bien sûr avec joie «O fiamma soave», qui figure déjà dans son récital Decca pour l'île déserte.
Ceux qui le découvrent s'enthousiasment à bon droit ; ceux qui le connaissent bien, après cette ivresse promise et accordée, ont envie de lui demander encore un petit effort de personnalité, d'émotion ; dans l' émission parfaite, dardée - mais un poil monotone - de ses aigus, à partir du si. C'est très difficile : nul doute qu'il y parviendra ! Si son triomphe, archi-mérité, est somme toute logique, il y a d'autant plus d'intérêt à s'attarder sur une mezzo encore peu connue chez nous ; et qui a bien failli lui rafler la mise. Daniella Barcellona, très jeune elle aussi, s'impose sans coup férir en Malcolm. Le timbre est beau et égal sur une grande longueur de tessiture ; à cette homogénéité (qu'on querrait bien en vain chez Von Stade, la Larmore actuelle - voire Kasarova) s'ajoute une désinvolture épatante dans la technique. Souffle long, messa di voce raffinée avec une puissance non négligeable : c'est du caviar vocal, non sans évoquer une Valentini-Terrani en plus corsé. Accordons-lui de surcroît une présence théâtrale, un investissement de tous les instants dans un sourire confondant. Des aigus encore un peu verts mûriront avec les ans : peut-être a-t-on, enfin, le mezzo héroïque rossinien que l'on recherche - malgré Podles, Blythe, Genaux - depuis le retrait de Marilyn Horne ? Très impressionnant, vraiment. Gregory Kunde s'impose sans difficulté, en particulier dans son air terrible «Eccomi a voi, miei prodi», véritable et crucifiante ébauche du «Terra amica» de Zelmira. Certes, les aigus sont un peu tirés, et le moelleux bien terni ne met que davantage en avant le caractère exceptionnel de son rival péruvien dans Rossini. N'empêche, c'est bien mieux qu'honorable !
Même remarque pour Nicola Ulivieri (Douglas), se sortant très correctement d'un air de basse coloratura à chausse-trappes, «Taci ! lo voglio», dont Samuel Ramey fit nos délices. On repère avec plaisir la triomphatrice du Concours des Voix Nouvelles 2002, Karine Deshayes, si exquis marmiton dans la Rousalka de Bastille. et attendue à Garnier dans Juliette ou la clef des songes de Martinu. Son petit rôle d'Albina est tenu avec bien plus que de la classe ; de plus elle résiste à quelques assauts bruyants de Frizza : bravo ! Est-ce parce qu'il joue les utilités que Franck Bard se sent obligé de «faire la tête» toute la soirée ?! Cela n'ajoute rien à une existence vocale proche du zéro. Mais au fait, autour de qui tous ces personnages s'activent-ils ? Il existe bien une Dame du Lac dans le titre, sacrebleu. Force est d'admettre avec consternation que Brigitte Hahn s'y est noyée. Son problème numéro un est une absence totale et irrémissible de charisme ; ce qui eût pu rattraper le souci numéro deux, l'inexistence de la technique, dans une vocalité ululante à partir du la. Ne parlons pas de l'ut ! Troisième handicap : la laideur de la voix ; monochrome, mate, expressive comme un ronronnement de machine-outil. Ce n'est pas tout : elle n'interprète rien, cette Dame. Un roi se révèle à ses yeux (en principe) éblouis : elle ne bronche pas plus que la Vénus de Milo. Duos, ensembles et Finale du I sont déroulés comme la liste des commissions, vocalises «savonnées» en prime. Le «Tanti affetti», caqueté dans le vide avec un air méchant, mérite bien son titre : on ne pensait pas vivre tant de dures émotions, en effet. Un gâchis unilatéral.
La Donna del lago Dominique Vincent, Forum Opéra, July 2002
On ne saurait trop louer le Festival de Montpellier pour sa programmation lyrique originale autant qu'audacieuse qui permet de redonner leur chance à des oeuvres oubliées ou d'en faire entendre d'autres trop négligées par les scènes internationales. La Donna del lago appartient à cette seconde catégorie. Elle fut en effet exhumée en 1958 après un siècle d'oubli, par un autre festival spécialisé dans les raretés, le Mai Musical florentin. Caballé la chanta en 1970 à la RAI. Pesaro qui l'afficha dès 1981, la proposa en 1983 dans une distribution proche de l'idéal ( Ricciarelli, Valentini-Terrani, Ramey...) sous la direction de l'inattendu Pollini. Muti enfin la dirigea à la Scala en 1992 avec Anderson, Blake et Merritt. Ces deux dernières productions ont fait l'objet d'intégrales officielles respectivement chez Sony et Philips. C'est déjà beaucoup, mais insuffisant pour un ouvrage d'une telle importance.
Rossini se doutait-il en composant ce chef-d'oeuvre qu'il jetait rien moins que les bases de l'opéra romantique ? Par le choix du livret d'abord : c'est le premier opéra à être tiré d'un texte de Walter Scott, et l'on sait le nombre d'oeuvres lyriques que l'écrivain écossais devait inspirer dans les décennies qui allaient suivre. Par le climat général, évoquant paysages lacustres et montagnards, qui préfigure Guillaume Tell. Par une orchestration extrêmement soignée et brillante faisant la part belle aux vents et aux cuivres, les cors en particuliers : Le Freischütz n'est pas loin. Par une richesse mélodique dont même Bellini ne rougirait pas et enfin par l'importance accordée aux choeurs - souvent guerriers et patriotiques - qui annoncent le Verdi de Nabucco et des Lombardi.
Naples, on le sait, fut pour Rossini la ville de toutes les expériences, ses partitions les plus novatrices y virent le jour. Là, il disposait d'une troupe de chanteurs de haut niveau qui comportait, outre les deux célèbres ténors Davidde et Nozzari, la prima donna Isabella Colbran, future épouse du maestro. Le rôle-titre lui étant destiné, on imagine à quel point il a bénéficié de soins particuliers pour mettre en valeur les possibilités techniques et vocales de la cantatrice. Pour l'incarner, le festival a fait appel à Brigitte Hahn, habituée des lieux. Un choix consternant, la cantatrice ayant déjà montré in loco dans Les exilés de Sibérie de Donizetti, en 1999, son absence d'affinités techniques et stylistiques avec ce répertoire. A court de graves, le timbre dépourvu de séduction s'altère dès le haut-médium, les vocalises sont bien laborieuses, et la caractérisation de l'héroïne plutôt sommaire. En outre, sur scène, la chanteuse semble s'ennuyer tout au long de la représentation. Comment croire une seule seconde que ce personnage sans attrait ni éclat puisse avoir à ses pieds trois prétendants dont un roi ! Au premier acte ses "Mattutini albori" sont bien grisâtres, et le rondo final est expédié manu militari par le chef qui semble soudain pressé d'en finir et couvre par moment sans ménagements son interprète.
Fort heureusement le reste de la distribution, d'un tout autre niveau, allie le très bon à l'exceptionnel : la jeune Karine Deshayes, lauréate du concours des Voix nouvelles 2002 , capte l'attention dans le personnage épisodique d'Albina auquel elle prête la fraîcheur de son joli timbre. Nicola Ulivieri ne saurait faire oublier Ramey, cependant ses moyens solides et sa technique accomplie conviennent au rôle de Douglas auquel il parvient à donner l'autorité et la noblesse requises.
Mais ce sont surtout les trois soupirants d'Elena qui sauvent la mise et évitent, du moins jusqu'au rondo final, à cette Donna de sombrer corps et bien dans le lac !
Dans le rôle de Malcolm où s'illustrèrent Horne, Valentini-Terrani et Dupuy, Daniela Barcellona impressionne le public du Corum avec une voix puissante au timbre riche et mordoré. Sa grande scène du premier acte "Mura felici", interprétée avec conviction, déchaîne un enthousiasme amplement mérité : les graves sont splendides et jamais appuyés, les coloratures magistralement exécutées. Il lui reste encore à maîtriser un aigu un peu raide par moment, pour lui conférer tout le moelleux nécessaire. En attendant elle a déjà tout d'une grande !
Gregory Kunde se tire admirablement du rôle ingrat et crucifiant de Rodrigo qu'il chante depuis plus de dix ans. Quelques aigus un peu tirés dans le terrifiant récitatif de son air d'entrée "Eccomi a voi miei prodi" et le léger voile déposé par les ans sur son timbre ne sauraient entacher une interprétation de grande classe. La cavatine "Ma dov'è colei che accende" est un modèle de chant legato d'une élégance rare. Soulignons également le fair-play de l'artiste qui applaudit à tout rompre son jeune rival péruvien.
Juan Diego Florez est en effet le grand triomphateur de la soirée : le timbre lumineux et chatoyant exerce une séduction irrésistible, la technique sans faille aucune lui permet de se rire de toutes les embûches dont Rossini a parsemé un rôle écrit pour le grand Davidde. L'aigu claironnant, plein, rond, et jamais forcé semble sans limite et les nuances délicates dont il pare son air "O fiamma soave" laissent pantois ! Ajoutons qu'il campe avec subtilité le rôle complexe d' Uberto/Giacomo, à la fois amoureux transi et roi vainqueur et généreux. Avec un tel artiste, on se prend à regretter que Rossini n'ait pas destiné le rondo final à ce personnage!
Saluons la belle prestation des choeurs de la Radio Lettone, habitués du festival, dans les interventions nombreuses et souvent complexes que leur réclame la partition. Tout ce beau monde est mené avec enthousiasme par Riccardo Frizza, du moins durant le long premier acte où jamais la tension ne faiblit. Le chef italien dirige avec fougue et conviction un Orchestre National de Montpellier en grande forme. A noter l'excellence des cuivres, les cors notamment, qui ont fort à faire dans cette oeuvre. Au second acte, Frizza, qui semble moins concentré, se relâche progressivement et bâcle, on l'a dit, la scène finale laissant au public une impression mitigée après tant de splendeur vocale. Dommage.
Pour les amoureux de l'ouvrage signalons en guise de conclusion que les 24 et 27 août prochains Juan Diego Florez rechantera le rôle, toujours en concert, à Salzbourg . La dame sera Ruth Ann Swenson... On en salive déjà, d'autant que Barcellona sera aussi de la partie. En février 2003 la mezzo italienne incarnera Malcolm à Liège en compagnie de Rockwell Blake. Au mois de mars, Ewa Podles lui succèdera pour la reprise de cette production en Avignon... De belle soirées en perspective !
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