REVIEW
Lucie de Lammermoor, Opera de Lyon, January 2002
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Natalie Dessay et Roberto Alagna enflamment "Lucie de Lamermoor" Marie-Aude Roux, Le Monde, 9 January 2002
LUCIE DE LAMMERMOOR, opéra de Gaetano Donizetti d'après Walter Scott. Avec Natalie Dessay (Lucie Ashton), Roberto Alagna (Edgard Ravenswood), Ludovic Tézier (Henry Ashton), Marc Laho (Sir Arthur), Nicolas Cavallier (Raymond), Yves Saelens (Gilbert), Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise en scène), Orchestre et Chour de l'Opéra, Evelino Pido (direction).
"La partition de M. Donizetti est aujourd'hui trop connue pour nous croire obligés à en faire une analyse détaillée...", écrivait rondement Berlioz dans Le Journal des débats le 9 août 1839, au lendemain de Lucie de Lammermoor au Théâtre de la Renaissance. En 2002, les choses ont bien changé, car cette version française concoctée par Donizetti quatre ans après sa Lucia italienne de 1835 a en effet demandé à Jacques Chalmeau, chargé de l'édition critique chez Ricordi, une reconstitution minutieuse effectuée d'après le matériel d'orchestre conservé à la bibliothèque de l'Opéra de Paris. C'est donc une partition originale que nous propose l'Opéra de Lyon, laquelle diffère sensiblement de la version italienne, car remaniée dans le goût de l'opéra-comique français : concision dramaturgique, orchestre plus incisif, prosodie adaptée à la langue française dans un style éminemment moins belcantiste.
A la tête d'un orchestre souple et coloré, au lyrisme généreux et remarquablement équilibré, Evelino Pido montre qu'il y a mille façons de moduler l'accompagnement si typiquement primaire de l'opéra donizettien. Si chour et orchestre convainquent sans barguigner, la mise en scène, minimaliste pour ne pas dire sommaire, laisse en revanche sur sa faim. Dans des décors sans âme de Christian Fenouillat, des éclairages monolithiques de Christophe Forey, de beaux costumes qui sentent leur époque, la direction d'acteur est d'un conventionnel qui frise l'image d'Epinal et suinte le symbolisme à plein nez. Seul moment fort, la scène de la folie, où Lucie, proie traquée, passe de mains en mains jusqu'à son propre hallali.
LA DISLOCATION D'UNE ÀME
Demeurent les voix. Les rôles secondaires le resteront, assurément. On aurait aimé plus d'assurance et de cynisme dans la part d'Yves Saelens (Gilbert falot), plus de vaillance et de rondeur dans le timbre de Marc Laho (Sir Arthur coincé). Seul le Raymond de Nicolas Cavallier exerce sur la scène un véritable ascendant. Pour les rôles principaux, Ludovic Tézier est sans nul doute doté d'une voix puissante et solide (quoiqu'un peu rêche), mais sa parfaite transparence scénique enlève au personnage d'Henri toute crédibilité. Que Natalie Dessay, qui souffrait, dit-on, d'une angine, redoutât cette terrible épreuve du feu qu'est le rôle de Lucie, voilà qui est évident dès le début : pourtant tout y est... ou presque (legato, aigus, rondeur et musicalité), manque seulement ce supplément d'aisance, cet abandon sans limite, qui sont habituellement la marque de cette très grande interprète. Pourtant, la scène de la folie est sidérante - ce n'est pas simplement un esprit qui retourne au néant, mais un cour qui mord la poussière, la dislocation d'une âme qui agonise.
Quant à Roberto Alagna, il est magnifique de bout en bout : chaleureux et tendre, ardent et élégiaque, de beaux aigus, un phrasé impeccable et un chant d'une parfaite intelligibilité - un don précieux que ses comparses sans exception ne peuvent que lui envier.
Lucie dans le ciel avec des diamants. Michel Parouty, Alta Musica, 19 January 2002
Lorsque Gaetano Donizetti remanie sa Lucia pour la capitale française, l 'opéra qui aujourd'hui encore lui sert d'emblème, Donizetti n'y va pas de main morte. Il coupe, il élague, il resserre, supprime des personnages secondaires (Lucie devient la seule femme de l'intrigue). Il conserve l'orchestration, mais adapte la ligne vocale au texte français. Et du coup, les couleurs de la partition changent.
À la suavité de la langue italienne, le Français oppose des contours plus anguleux, un éclairage plus violent. L'intensité dramatique remplace la poésie. Le romantisme brumeux de Walter Scott s'efface-t-il au profit d'Alexandre Dumas ? En France, on préfère la logique de l' action aux errances du rêve. Et l'air d'entrée de Lucie, qui se substitue au " Regnava nel silenzio " original, va dans ce sens, avec ce que cela peut impliquer d'efficacité et de prosaïsme.
Du spectacle, on retient surtout la sobriété des décors de Christian Fenouillat, mais que tout cela est sombre ! Les tonalités lugubres de ce mélo pur et dur ont-elles paralysé Patrice Caurier et Moshé Leiser, si imaginatifs, d'ordinaire ? Leur mise en scène se traîne sans trouver ses marques, et se laisse oublier.
L'énergie, on la trouve dans la fosse d'orchestre, où Evelino Pido, précieux soutien pour les chanteurs, donne à la partition une ferme assise, n'admet aucun temps mort, maintient la tension sans relâche, mais n'oublie jamais de laisser la mélodie respirer.
L'élocution de Roberto Alagna compte toujours parmi les plus belles qui soient ; lui qui incarna si souvent Edgardo dans la Lucia originale campe aujourd'hui Edgard avec le même aplomb vocal, un phrasé royal, et une conviction qui déplace les montagnes. Le comparer à lui-même, compte tenu des différences d'émission imposées par les deux langues, est déjà source de délice.
Timbre de bronze et autorité naturelle indiscutable, Ludovic Tézier réussit à sortir Henri (le frère sadique de l'héroïne) de l'ornière qui s'ouvre devant les rôles de méchant en lui donnant un minimum d' humanité. Des trois comparses, Marc Laho (Arthur, l'époux éphémère de Lucie), Yves Saelens (Gilbert, le traître), Nicolas Cavallier (Raymond, le chapelain), ce dernier s'impose en quelques mesures.
Vivre la rencontre entre un artiste et un personnage peut être un moment d'exception. Natalie Dessay incarne Lucie, se lance à corps perdu dans des vocalises étourdissantes, transcendant la simple virtuosité pour donner un sens à chaque note. Elle aime, souffre, meurt avec une fougue qui ne se dément jamais. Et ce qu'elle fait de la fameuse scène de la folie laisse pantois.
Elle qui ne manque jamais une occasion de jouer la comédie et trouve là un exutoire à ses désirs, jusqu'à s'y consumer. Et l'on est une fois encore stupéfait de constater combien la voix s'est élargie, a gagné en corps, en registre grave, en puissance, sans rien perdre de sa transparence. À une époque encore proche, elle eût salué sous un déluge de fleurs. Les traditions se perdent, hélas. Nul doute néanmoins que cette Lucie mérite mieux : le ciel avec des diamants.
Lucie de Lammermoor Xavier Luquet, Forum Opéra, January 2002
LYON (Opéra national) (13/01/2002) Lucie de Lammermoor Gaetano Donizetti
Direction : Evelino Pido Mise en scène : Patrice Caurier et Moshe Leiser Décors : Christian Fenouillat Costumes : Agostino Cavalca Éclairages : Christophe Forey
Orchestre et choeur de l'ONL
Lucie : Patrizia Ciofi Edgard Ravenswood : Roberto Alagna Henri Ashton : Ludovic Tézier Sir Arthur : Marc Laho Raymond : Nicolas Cavallier Gilbert : Yves Saelens
Un ton plus haut
Il n'est pas certain que ce soit l'intérêt musicologique qui ait poussé l'Opéra de Lyon à monter cette version française de l'ouvre phare de Gaetano Donizetti. L'explication se trouve sans doute dans la particularité de cette version. En effet, nonobstant les différences de construction dramatique, les morceaux coupés et les quelques mesures nouvelles, la grande différence entre Lucie et Lucia réside dans la tessiture du rôle titre. Ainsi sa scène d'entrée, tirée de Rosamonda d'Inghilterra est d'une tessiture moins centrale que le Regnava nel silencio de Lucia. Par ailleurs, le reste du rôle est pour l'essentiel un ton plus haut que ce que nous avons l'habitude d'entendre dans Lucia.
Et c'est là qu'intervient Natalie Dessay, le vrai mobile de ce spectacle. Si une prise de rôle dans Lucia aurait pu être contestable et sans doute très contestée, le rôle de Lucie, d'une tessiture plus légère et dans la langue de l'interprète était censée lui aller comme un gant. Le festival de Martina Franca avait d'ailleurs souhaité recréer cette version de l'ouvre avec cette artiste. Après son refus, on s'était rabattu sur Patrizia Ciofi, jeune chanteuse pleine de promesses que les parisiens ont découvert dans Nanetta la saison dernière.
Pour la Lucie de Natalie Dessay, Lyon a mis les petits plats dans les grands en invitant Roberto Alagna, star du moment et meilleur ténor français, entouré d'une jeune garde prometteuse menée par Ludovic Tezier. On a également prévu un enregistrement studio et un DVD. L'écrin était prêt pour le joyau. Bis repetita non placent, des problèmes de santé (ou bien vocaux) ont empêché Natalie Dessay d'assurer toutes les représentations et on a de nouveau appelé Patrizia Ciofi à la rescousse afin d'assurer la moitié des représentations. Ce dimanche 13, ce devait être une des trois représentations de Mme Dessay. Que non pas ! Une angine obligeait l'Opéra de Lyon à demander à sa collègue d'assurer une quatrième représentation. Manque de chance, Patrizia Ciofi était elle aussi soufrante. Voilà qui augurait mal du voyage à Lyon... mais autant le dire tout de suite, ceux qui étaient là n'ont pas été déçus.
La mise en scène de MM Caurier et Leiser, d'une sobriété et d'un classicisme de bon aloi, n'avait pourtant rien de marquante. On échappait aussi bien à la fosse aux fous qu'aux écossais en kilt. Une mise en scène " Juste-Milieu " correspondant bien à l'époque de création du spectacle. Quoiqu'il en soit, la façon dont étaient dirigés les acteurs, leur physique comme leur jeu ne laissaient pas de convaincre. Et ce n'est pas tous les jours fête ! La production ne mérite pas qu'on en dise beaucoup plus, ni en bien, ni en mal.
Pour garnir la fosse, l'Opéra de Lyon avait là encore décidé de faire les choses comme il fallait et avait convoqué Evelino Pido. Ce chef s'était non seulement distingué dans ce répertoire mais aussi dans ce même théâtre dans L'Elisir d'Amore enregistré avec le même Roberto Alagna. On doit à la vérité d'écrire que la direction d'Evelino Pido a dérouté. On avait presque l'impression, à l'écouter, que cette musique l'ennuyait. Non que ses tempi fussent par trop alanguis, mais le tout manquait parfois de nerf. Ce fut le cas de la strette finale du premier acte, moment le plus urgent de la partition. Puisqu'on est aux interrogations, on s'est en outre demandé quelle logique avait présidé aux choix musicologiques. En effet, dans certains morceaux, mais pas dans tous, les notes ajoutées habituellement étaient gommées. Ce fut le cas des deux Sol de l'air et de la cabalette d'Henri, du Mi et du La concluant la cabalette du duo entre Henri et Lucie, des suraigus couronnant le sextuor ou la scène de folie. Ces absences étaient peut-être dues aux chanteurs. Qui sait ?
Et pourtant, quel bonheur que ces interprètes-là ! Heureusement qu'on nous avait annoncé Patrizia Ciofi malade. Son air d'entrée ne l'aurait jamais fait deviner. Tant le récitatif que l'air étaient emprunts d'une émotion et d'une urgence dramatique : une incarnation habitée. En outre, la cabalette, plus ardue que celle de la version originale, révélait une technicienne belcantiste aboutie. Les variations lors de la reprise était aussi bien venues qu'exécutées avec goût et assurance. Le reste du rôle fut d'un niveau de qualité comparable. Etait-ce l'effet de la maladie, mais la fièvre semblait littéralement s'emparer de l'interprète et partant du personnage. Tant et si bien que la scène de folie ne fut en rien un exercice gratuit de virtuosité mais le véritable accomplissement d'un drame humain. Au fur et à mesure de la soirée, plus personne ne semblait regretter la défection de Natalie Dessay et le triomphe qui a accueilli Patrizia Ciofi lors des saluts était des plus mérités.
La concurrence était pourtant rude. Son partenaire masculin a prouvé une fois encore dans ce rôle que toutes les récriminations sur la façon dont il gère sa carrière ne sont que billevesées face à la beauté de l'artiste. Oui, Roberto Alagna irradie de beauté sur scène. Pas de cette beauté plastique qu'on peut rencontrer dans la vie quotidienne. De celle qui ne se rencontre que sur scène. De celle qui transforme les mères de familles quadragénaires en midinettes. La voix du bon dieu, la vaillance du héros, la sensibilité du poète, toutes ces choses magiques que n'arrive même pas à gâcher une présence prolongée sur le devant de la scène lors des saluts. Qu'il soit permis de faire un éloge supplémentaire au ténor. Dans la partition originale du duo entre Edgard et Lucie, reprise ici par le compositeur, le ténor doit chanter un effrayant Contre-mi. Souvent, quand cette note n'est pas tout simplement escamotée, elle échoit au soprano. Ce ne fut pas le cas. Roberto Alagna a chanté cette note avec une voix mixte manquant certes un peu de projection mais d'une justesse irréprochable. Chapeau bas !
Son ennemi sur scène n'avait pas moins de classe. Ludovic Tezier qui interprétait Henri est en effet un jeune chanteur français dont la stature laisse présager une carrière plus qu'intéressante. Le timbre est plein et beau, dans la grande tradition des barytons français de Jean Borthayre et Michel Dens à Robert Massard et Gabriel Bacquier en passant par Ernest Blanc. Il n'a pas à rougir, loin s'en faut, de cette comparaison flatteuse. Sa voix essentiellement de demi-caractère s'accompagne de véritables accents dramatiques, d'une facilité d'émission réjouissante et d'une intelligence d'artiste indéniable. Son air, comme ses duos avec Lucie et Edgard lui ont permis, chose rare, de montrer l'ambiguïté d'un personnage souvent réduit par d'autres à un méchant-type. Enfin voyait-on et entendait-on un homme qui doute. Merci !
Dans Lucie de Lammermoor, Raymond voit ses interventions réduites à la plus simple expression en perdant ses deux airs. On n'en a pas moins entendu un bon Nicolas Cavallier dont on ne pouvait que regretter le mutisme relatif. Arthur était quant à lui chanté par Marc Laho qui a à son répertoire le rôle d'Edgardo. Là encore du luxe pour un rôle ingrat aussi bien rendu que faire se pouvait. On sera plus circonspect à propos d'Yves Saelens dans le rôle de Gilbert. Dans cette version, l'impact dramatique du personnage est accru par rapport à son devancier Normanno mais il ne chante pas beaucoup plus. Bien que la prestation scénique du ténor belge fut satisfaisante, sa propension à détimbrer pour avoir l'air d'interpréter était un peu agaçante. Mais passons.
En conclusion, un réel bonheur qui donne envie de réentendre cette ouvre avec Natalie Dessay et Marcello Alvarez au théâtre du Châtelet à la fin de la saison. En quelque version que ce soit, Donizetti n'a pas fini de nous donner du plaisir à l'écoute de ce qui sans doute son plus grand chef-d'ouvre.
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