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REVIEW

Lucie de Lammermoor, Opera de Lyon, January 2002

Lucie de Lammermoor, Forum Opéra
_______________________________________________________

Natalie Dessay et Roberto Alagna enflamment "Lucie de Lamermoor"
Marie-Aude Roux, Le Monde, 9 January 2002

LUCIE DE LAMMERMOOR, opéra de Gaetano Donizetti d'après Walter Scott.
Avec Natalie Dessay (Lucie Ashton), Roberto Alagna (Edgard Ravenswood),
Ludovic Tézier (Henry Ashton), Marc Laho (Sir Arthur), Nicolas Cavallier
(Raymond), Yves Saelens (Gilbert), Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise
en scène), Orchestre et Chour de l'Opéra, Evelino Pido (direction).

"La partition de M. Donizetti est aujourd'hui trop connue pour nous
croire obligés à en faire une analyse détaillée...", écrivait rondement
Berlioz dans Le Journal des débats le 9 août 1839, au lendemain de Lucie
de Lammermoor au Théâtre de la Renaissance. En 2002, les choses ont bien
changé, car cette version française concoctée par Donizetti quatre ans
après sa Lucia italienne de 1835 a en effet demandé à Jacques Chalmeau,
chargé de l'édition critique chez Ricordi, une reconstitution minutieuse
effectuée d'après le matériel d'orchestre conservé à la bibliothèque de
l'Opéra de Paris. C'est donc une partition originale que nous propose
l'Opéra de Lyon, laquelle diffère sensiblement de la version italienne,
car remaniée dans le goût de l'opéra-comique français : concision
dramaturgique, orchestre plus incisif, prosodie adaptée à la langue
française dans un style éminemment moins belcantiste.

A la tête d'un orchestre souple et coloré, au lyrisme généreux et
remarquablement équilibré, Evelino Pido montre qu'il y a mille façons de
moduler l'accompagnement si typiquement primaire de l'opéra donizettien.
Si chour et orchestre convainquent sans barguigner, la mise en scène,
minimaliste pour ne pas dire sommaire, laisse en revanche sur sa faim.
Dans des décors sans âme de Christian Fenouillat, des éclairages
monolithiques de Christophe Forey, de beaux costumes qui sentent leur
époque, la direction d'acteur est d'un conventionnel qui frise l'image
d'Epinal et suinte le symbolisme à plein nez. Seul moment fort, la scène
de la folie, où Lucie, proie traquée, passe de mains en mains jusqu'à
son propre hallali.

LA DISLOCATION D'UNE ÀME

Demeurent les voix. Les rôles secondaires le resteront, assurément. On
aurait aimé plus d'assurance et de cynisme dans la part d'Yves Saelens
(Gilbert falot), plus de vaillance et de rondeur dans le timbre de Marc
Laho (Sir Arthur coincé). Seul le Raymond de Nicolas Cavallier exerce
sur la scène un véritable ascendant. Pour les rôles principaux, Ludovic
Tézier est sans nul doute doté d'une voix puissante et solide (quoiqu'un
peu rêche), mais sa parfaite transparence scénique enlève au personnage
d'Henri toute crédibilité. Que Natalie Dessay, qui souffrait, dit-on,
d'une angine, redoutât cette terrible épreuve du feu qu'est le rôle de
Lucie, voilà qui est évident dès le début : pourtant tout y est... ou
presque (legato, aigus, rondeur et musicalité), manque seulement ce
supplément d'aisance, cet abandon sans limite, qui sont habituellement
la marque de cette très grande interprète. Pourtant, la scène de la
folie est sidérante - ce n'est pas simplement un esprit qui retourne au
néant, mais un cour qui mord la poussière, la dislocation d'une âme qui
agonise.

Quant à Roberto Alagna, il est magnifique de bout en bout : chaleureux
et tendre, ardent et élégiaque, de beaux aigus, un phrasé impeccable et
un chant d'une parfaite intelligibilité - un don précieux que ses
comparses sans exception ne peuvent que lui envier.

Lucie dans le ciel avec des diamants.
Michel Parouty, Alta Musica, 19 January 2002

Lorsque Gaetano Donizetti remanie sa Lucia pour la capitale française, l
'opéra qui aujourd'hui encore lui sert d'emblème, Donizetti n'y va pas
de main morte. Il coupe, il élague, il resserre, supprime des
personnages secondaires (Lucie devient la seule femme de l'intrigue). Il
conserve l'orchestration, mais adapte la ligne vocale au texte français.
Et du coup, les couleurs de la partition changent.

À la suavité de la langue italienne, le Français oppose des contours
plus anguleux, un éclairage plus violent. L'intensité dramatique
remplace la poésie. Le romantisme brumeux de Walter Scott s'efface-t-il
au profit d'Alexandre Dumas ? En France, on préfère la logique de l'
action aux errances du rêve. Et l'air d'entrée de Lucie, qui se
substitue au " Regnava nel silenzio " original, va dans ce sens, avec ce
que cela peut impliquer d'efficacité et de prosaïsme.

Du spectacle, on retient surtout la sobriété des décors de Christian
Fenouillat, mais que tout cela est sombre ! Les tonalités lugubres de ce
mélo pur et dur ont-elles paralysé Patrice Caurier et Moshé Leiser, si
imaginatifs, d'ordinaire ? Leur mise en scène se traîne sans trouver ses
marques, et se laisse oublier.

L'énergie, on la trouve dans la fosse d'orchestre, où Evelino Pido,
précieux soutien pour les chanteurs, donne à la partition une ferme
assise, n'admet aucun temps mort, maintient la tension sans relâche,
mais n'oublie jamais de laisser la mélodie respirer.

L'élocution de Roberto Alagna compte toujours parmi les plus belles qui
soient ; lui qui incarna si souvent Edgardo dans la Lucia originale
campe aujourd'hui Edgard avec le même aplomb vocal, un phrasé royal, et
une conviction qui déplace les montagnes. Le comparer à lui-même, compte
tenu des différences d'émission imposées par les deux langues, est déjà
source de délice.

Timbre de bronze et autorité naturelle indiscutable, Ludovic Tézier
réussit à sortir Henri (le frère sadique de l'héroïne) de l'ornière qui
s'ouvre devant les rôles de méchant en lui donnant un minimum d'
humanité. Des trois comparses, Marc Laho (Arthur, l'époux éphémère de
Lucie), Yves Saelens (Gilbert, le traître), Nicolas Cavallier (Raymond,
le chapelain), ce dernier s'impose en quelques mesures.

Vivre la rencontre entre un artiste et un personnage peut être un moment
d'exception. Natalie Dessay incarne Lucie, se lance à corps perdu dans
des vocalises étourdissantes, transcendant la simple virtuosité pour
donner un sens à chaque note. Elle aime, souffre, meurt avec une fougue
qui ne se dément jamais. Et ce qu'elle fait de la fameuse scène de la
folie laisse pantois.

Elle qui ne manque jamais une occasion de jouer la comédie et trouve là
un exutoire à ses désirs, jusqu'à s'y consumer. Et l'on est une fois
encore stupéfait de constater combien la voix s'est élargie, a gagné en
corps, en registre grave, en puissance, sans rien perdre de sa
transparence. À une époque encore proche, elle eût salué sous un déluge
de fleurs. Les traditions se perdent, hélas. Nul doute néanmoins que
cette Lucie mérite mieux : le ciel avec des diamants.

Lucie de Lammermoor
Xavier Luquet, Forum Opéra, January 2002

LYON
(Opéra national) (13/01/2002)
Lucie de Lammermoor
Gaetano Donizetti

Direction : Evelino Pido
Mise en scène : Patrice Caurier et Moshe Leiser
Décors : Christian Fenouillat
Costumes : Agostino Cavalca
Éclairages : Christophe Forey

Orchestre et choeur de l'ONL

Lucie : Patrizia Ciofi
Edgard Ravenswood : Roberto Alagna
Henri Ashton : Ludovic Tézier
Sir Arthur : Marc Laho
Raymond : Nicolas Cavallier
Gilbert : Yves Saelens

Un ton plus haut

Il n'est pas certain que ce soit l'intérêt musicologique qui ait poussé
l'Opéra de Lyon à monter cette version française de l'ouvre phare de
Gaetano Donizetti. L'explication se trouve sans doute dans la
particularité de cette version. En effet, nonobstant les différences de
construction dramatique, les morceaux coupés et les quelques mesures
nouvelles, la grande différence entre Lucie et Lucia réside dans la
tessiture du rôle titre. Ainsi sa scène d'entrée, tirée de Rosamonda
d'Inghilterra est d'une tessiture moins centrale que le Regnava nel
silencio de Lucia. Par ailleurs, le reste du rôle est pour l'essentiel
un ton plus haut que ce que nous avons l'habitude d'entendre dans Lucia.

Et c'est là qu'intervient Natalie Dessay, le vrai mobile de ce
spectacle. Si une prise de rôle dans Lucia aurait pu être contestable et
sans doute très contestée, le rôle de Lucie, d'une tessiture plus légère
et dans la langue de l'interprète était censée lui aller comme un gant.
Le festival de Martina Franca avait d'ailleurs souhaité recréer cette
version de l'ouvre avec cette artiste. Après son refus, on s'était
rabattu sur Patrizia Ciofi, jeune chanteuse pleine de promesses que les
parisiens ont découvert dans Nanetta la saison dernière.

Pour la Lucie de Natalie Dessay, Lyon a mis les petits plats dans les
grands en invitant Roberto Alagna, star du moment et meilleur ténor
français, entouré d'une jeune garde prometteuse menée par Ludovic
Tezier. On a également prévu un enregistrement studio et un DVD. L'écrin
était prêt pour le joyau. Bis repetita non placent, des problèmes de
santé (ou bien vocaux) ont empêché Natalie Dessay d'assurer toutes les
représentations et on a de nouveau appelé Patrizia Ciofi à la rescousse
afin d'assurer la moitié des représentations. Ce dimanche 13, ce devait
être une des trois représentations de Mme Dessay. Que non pas ! Une
angine obligeait l'Opéra de Lyon à demander à sa collègue d'assurer une
quatrième représentation. Manque de chance, Patrizia Ciofi était elle
aussi soufrante. Voilà qui augurait mal du voyage à Lyon... mais autant
le dire tout de suite, ceux qui étaient là n'ont pas été déçus.

La mise en scène de MM Caurier et Leiser, d'une sobriété et d'un
classicisme de bon aloi, n'avait pourtant rien de marquante. On
échappait aussi bien à la fosse aux fous qu'aux écossais en kilt. Une
mise en scène " Juste-Milieu " correspondant bien à l'époque de création
du spectacle. Quoiqu'il en soit, la façon dont étaient dirigés les
acteurs, leur physique comme leur jeu ne laissaient pas de convaincre.
Et ce n'est pas tous les jours fête ! La production ne mérite pas qu'on
en dise beaucoup plus, ni en bien, ni en mal.

Pour garnir la fosse, l'Opéra de Lyon avait là encore décidé de faire
les choses comme il fallait et avait convoqué Evelino Pido. Ce chef
s'était non seulement distingué dans ce répertoire mais aussi dans ce
même théâtre dans L'Elisir d'Amore enregistré avec le même Roberto
Alagna. On doit à la vérité d'écrire que la direction d'Evelino Pido a
dérouté. On avait presque l'impression, à l'écouter, que cette musique
l'ennuyait. Non que ses tempi fussent par trop alanguis, mais le tout
manquait parfois de nerf. Ce fut le cas de la strette finale du premier
acte, moment le plus urgent de la partition. Puisqu'on est aux
interrogations, on s'est en outre demandé quelle logique avait présidé
aux choix musicologiques. En effet, dans certains morceaux, mais pas
dans tous, les notes ajoutées habituellement étaient gommées. Ce fut le
cas des deux Sol de l'air et de la cabalette d'Henri, du Mi et du La
concluant la cabalette du duo entre Henri et Lucie, des suraigus
couronnant le sextuor ou la scène de folie. Ces absences étaient
peut-être dues aux chanteurs. Qui sait ?

Et pourtant, quel bonheur que ces interprètes-là ! Heureusement qu'on
nous avait annoncé Patrizia Ciofi malade. Son air d'entrée ne l'aurait
jamais fait deviner. Tant le récitatif que l'air étaient emprunts d'une
émotion et d'une urgence dramatique : une incarnation habitée. En outre,
la cabalette, plus ardue que celle de la version originale, révélait une
technicienne belcantiste aboutie. Les variations lors de la reprise
était aussi bien venues qu'exécutées avec goût et assurance. Le reste du
rôle fut d'un niveau de qualité comparable. Etait-ce l'effet de la
maladie, mais la fièvre semblait littéralement s'emparer de l'interprète
et partant du personnage. Tant et si bien que la scène de folie ne fut
en rien un exercice gratuit de virtuosité mais le véritable
accomplissement d'un drame humain. Au fur et à mesure de la soirée, plus
personne ne semblait regretter la défection de Natalie Dessay et le
triomphe qui a accueilli Patrizia Ciofi lors des saluts était des plus
mérités.

La concurrence était pourtant rude. Son partenaire masculin a prouvé une
fois encore dans ce rôle que toutes les récriminations sur la façon dont
il gère sa carrière ne sont que billevesées face à la beauté de
l'artiste. Oui, Roberto Alagna irradie de beauté sur scène. Pas de cette
beauté plastique qu'on peut rencontrer dans la vie quotidienne. De celle
qui ne se rencontre que sur scène. De celle qui transforme les mères de
familles quadragénaires en midinettes. La voix du bon dieu, la vaillance
du héros, la sensibilité du poète, toutes ces choses magiques que
n'arrive même pas à gâcher une présence prolongée sur le devant de la
scène lors des saluts. Qu'il soit permis de faire un éloge
supplémentaire au ténor. Dans la partition originale du duo entre Edgard
et Lucie, reprise ici par le compositeur, le ténor doit chanter un
effrayant Contre-mi. Souvent, quand cette note n'est pas tout simplement
escamotée, elle échoit au soprano. Ce ne fut pas le cas. Roberto Alagna
a chanté cette note avec une voix mixte manquant certes un peu de
projection mais d'une justesse irréprochable. Chapeau bas !

Son ennemi sur scène n'avait pas moins de classe. Ludovic Tezier qui
interprétait Henri est en effet un jeune chanteur français dont la
stature laisse présager une carrière plus qu'intéressante. Le timbre est
plein et beau, dans la grande tradition des barytons français de Jean
Borthayre et Michel Dens à Robert Massard et Gabriel Bacquier en passant
par Ernest Blanc. Il n'a pas à rougir, loin s'en faut, de cette
comparaison flatteuse. Sa voix essentiellement de demi-caractère
s'accompagne de véritables accents dramatiques, d'une facilité
d'émission réjouissante et d'une intelligence d'artiste indéniable. Son
air, comme ses duos avec Lucie et Edgard lui ont permis, chose rare, de
montrer l'ambiguïté d'un personnage souvent réduit par d'autres à un
méchant-type. Enfin voyait-on et entendait-on un homme qui doute. Merci
!

Dans Lucie de Lammermoor, Raymond voit ses interventions réduites à la
plus simple expression en perdant ses deux airs. On n'en a pas moins
entendu un bon Nicolas Cavallier dont on ne pouvait que regretter le
mutisme relatif. Arthur était quant à lui chanté par Marc Laho qui a à
son répertoire le rôle d'Edgardo. Là encore du luxe pour un rôle ingrat
aussi bien rendu que faire se pouvait. On sera plus circonspect à propos
d'Yves Saelens dans le rôle de Gilbert. Dans cette version, l'impact
dramatique du personnage est accru par rapport à son devancier Normanno
mais il ne chante pas beaucoup plus. Bien que la prestation scénique du
ténor belge fut satisfaisante, sa propension à détimbrer pour avoir
l'air d'interpréter était un peu agaçante. Mais passons.

En conclusion, un réel bonheur qui donne envie de réentendre cette ouvre
avec Natalie Dessay et Marcello Alvarez au théâtre du Châtelet à la fin
de la saison. En quelque version que ce soit, Donizetti n'a pas fini de
nous donner du plaisir à l'écoute de ce qui sans doute son plus grand
chef-d'ouvre.


REVIEW

Lucie de Lammermoor, Opera de Lyon, January 2002

Lucie de Lammermoor, Forum Opéra
_______________________________________________________

Natalie Dessay et Roberto Alagna enflamment "Lucie de Lamermoor"
Marie-Aude Roux, Le Monde, 9 January 2002

LUCIE DE LAMMERMOOR, opéra de Gaetano Donizetti d'après Walter Scott.
Avec Natalie Dessay (Lucie Ashton), Roberto Alagna (Edgard Ravenswood),
Ludovic Tézier (Henry Ashton), Marc Laho (Sir Arthur), Nicolas Cavallier
(Raymond), Yves Saelens (Gilbert), Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise
en scène), Orchestre et Chour de l'Opéra, Evelino Pido (direction).

"La partition de M. Donizetti est aujourd'hui trop connue pour nous
croire obligés à en faire une analyse détaillée...", écrivait rondement
Berlioz dans Le Journal des débats le 9 août 1839, au lendemain de Lucie
de Lammermoor au Théâtre de la Renaissance. En 2002, les choses ont bien
changé, car cette version française concoctée par Donizetti quatre ans
après sa Lucia italienne de 1835 a en effet demandé à Jacques Chalmeau,
chargé de l'édition critique chez Ricordi, une reconstitution minutieuse
effectuée d'après le matériel d'orchestre conservé à la bibliothèque de
l'Opéra de Paris. C'est donc une partition originale que nous propose
l'Opéra de Lyon, laquelle diffère sensiblement de la version italienne,
car remaniée dans le goût de l'opéra-comique français : concision
dramaturgique, orchestre plus incisif, prosodie adaptée à la langue
française dans un style éminemment moins belcantiste.

A la tête d'un orchestre souple et coloré, au lyrisme généreux et
remarquablement équilibré, Evelino Pido montre qu'il y a mille façons de
moduler l'accompagnement si typiquement primaire de l'opéra donizettien.
Si chour et orchestre convainquent sans barguigner, la mise en scène,
minimaliste pour ne pas dire sommaire, laisse en revanche sur sa faim.
Dans des décors sans âme de Christian Fenouillat, des éclairages
monolithiques de Christophe Forey, de beaux costumes qui sentent leur
époque, la direction d'acteur est d'un conventionnel qui frise l'image
d'Epinal et suinte le symbolisme à plein nez. Seul moment fort, la scène
de la folie, où Lucie, proie traquée, passe de mains en mains jusqu'à
son propre hallali.

LA DISLOCATION D'UNE ÀME

Demeurent les voix. Les rôles secondaires le resteront, assurément. On
aurait aimé plus d'assurance et de cynisme dans la part d'Yves Saelens
(Gilbert falot), plus de vaillance et de rondeur dans le timbre de Marc
Laho (Sir Arthur coincé). Seul le Raymond de Nicolas Cavallier exerce
sur la scène un véritable ascendant. Pour les rôles principaux, Ludovic
Tézier est sans nul doute doté d'une voix puissante et solide (quoiqu'un
peu rêche), mais sa parfaite transparence scénique enlève au personnage
d'Henri toute crédibilité. Que Natalie Dessay, qui souffrait, dit-on,
d'une angine, redoutât cette terrible épreuve du feu qu'est le rôle de
Lucie, voilà qui est évident dès le début : pourtant tout y est... ou
presque (legato, aigus, rondeur et musicalité), manque seulement ce
supplément d'aisance, cet abandon sans limite, qui sont habituellement
la marque de cette très grande interprète. Pourtant, la scène de la
folie est sidérante - ce n'est pas simplement un esprit qui retourne au
néant, mais un cour qui mord la poussière, la dislocation d'une âme qui
agonise.

Quant à Roberto Alagna, il est magnifique de bout en bout : chaleureux
et tendre, ardent et élégiaque, de beaux aigus, un phrasé impeccable et
un chant d'une parfaite intelligibilité - un don précieux que ses
comparses sans exception ne peuvent que lui envier.

Lucie dans le ciel avec des diamants.
Michel Parouty, Alta Musica, 19 January 2002

Lorsque Gaetano Donizetti remanie sa Lucia pour la capitale française, l
'opéra qui aujourd'hui encore lui sert d'emblème, Donizetti n'y va pas
de main morte. Il coupe, il élague, il resserre, supprime des
personnages secondaires (Lucie devient la seule femme de l'intrigue). Il
conserve l'orchestration, mais adapte la ligne vocale au texte français.
Et du coup, les couleurs de la partition changent.

À la suavité de la langue italienne, le Français oppose des contours
plus anguleux, un éclairage plus violent. L'intensité dramatique
remplace la poésie. Le romantisme brumeux de Walter Scott s'efface-t-il
au profit d'Alexandre Dumas ? En France, on préfère la logique de l'
action aux errances du rêve. Et l'air d'entrée de Lucie, qui se
substitue au " Regnava nel silenzio " original, va dans ce sens, avec ce
que cela peut impliquer d'efficacité et de prosaïsme.

Du spectacle, on retient surtout la sobriété des décors de Christian
Fenouillat, mais que tout cela est sombre ! Les tonalités lugubres de ce
mélo pur et dur ont-elles paralysé Patrice Caurier et Moshé Leiser, si
imaginatifs, d'ordinaire ? Leur mise en scène se traîne sans trouver ses
marques, et se laisse oublier.

L'énergie, on la trouve dans la fosse d'orchestre, où Evelino Pido,
précieux soutien pour les chanteurs, donne à la partition une ferme
assise, n'admet aucun temps mort, maintient la tension sans relâche,
mais n'oublie jamais de laisser la mélodie respirer.

L'élocution de Roberto Alagna compte toujours parmi les plus belles qui
soient ; lui qui incarna si souvent Edgardo dans la Lucia originale
campe aujourd'hui Edgard avec le même aplomb vocal, un phrasé royal, et
une conviction qui déplace les montagnes. Le comparer à lui-même, compte
tenu des différences d'émission imposées par les deux langues, est déjà
source de délice.

Timbre de bronze et autorité naturelle indiscutable, Ludovic Tézier
réussit à sortir Henri (le frère sadique de l'héroïne) de l'ornière qui
s'ouvre devant les rôles de méchant en lui donnant un minimum d'
humanité. Des trois comparses, Marc Laho (Arthur, l'époux éphémère de
Lucie), Yves Saelens (Gilbert, le traître), Nicolas Cavallier (Raymond,
le chapelain), ce dernier s'impose en quelques mesures.

Vivre la rencontre entre un artiste et un personnage peut être un moment
d'exception. Natalie Dessay incarne Lucie, se lance à corps perdu dans
des vocalises étourdissantes, transcendant la simple virtuosité pour
donner un sens à chaque note. Elle aime, souffre, meurt avec une fougue
qui ne se dément jamais. Et ce qu'elle fait de la fameuse scène de la
folie laisse pantois.

Elle qui ne manque jamais une occasion de jouer la comédie et trouve là
un exutoire à ses désirs, jusqu'à s'y consumer. Et l'on est une fois
encore stupéfait de constater combien la voix s'est élargie, a gagné en
corps, en registre grave, en puissance, sans rien perdre de sa
transparence. À une époque encore proche, elle eût salué sous un déluge
de fleurs. Les traditions se perdent, hélas. Nul doute néanmoins que
cette Lucie mérite mieux : le ciel avec des diamants.

Lucie de Lammermoor
Xavier Luquet, Forum Opéra, January 2002

LYON
(Opéra national) (13/01/2002)
Lucie de Lammermoor
Gaetano Donizetti

Direction : Evelino Pido
Mise en scène : Patrice Caurier et Moshe Leiser
Décors : Christian Fenouillat
Costumes : Agostino Cavalca
Éclairages : Christophe Forey

Orchestre et choeur de l'ONL

Lucie : Patrizia Ciofi
Edgard Ravenswood : Roberto Alagna
Henri Ashton : Ludovic Tézier
Sir Arthur : Marc Laho
Raymond : Nicolas Cavallier
Gilbert : Yves Saelens

Un ton plus haut

Il n'est pas certain que ce soit l'intérêt musicologique qui ait poussé
l'Opéra de Lyon à monter cette version française de l'ouvre phare de
Gaetano Donizetti. L'explication se trouve sans doute dans la
particularité de cette version. En effet, nonobstant les différences de
construction dramatique, les morceaux coupés et les quelques mesures
nouvelles, la grande différence entre Lucie et Lucia réside dans la
tessiture du rôle titre. Ainsi sa scène d'entrée, tirée de Rosamonda
d'Inghilterra est d'une tessiture moins centrale que le Regnava nel
silencio de Lucia. Par ailleurs, le reste du rôle est pour l'essentiel
un ton plus haut que ce que nous avons l'habitude d'entendre dans Lucia.

Et c'est là qu'intervient Natalie Dessay, le vrai mobile de ce
spectacle. Si une prise de rôle dans Lucia aurait pu être contestable et
sans doute très contestée, le rôle de Lucie, d'une tessiture plus légère
et dans la langue de l'interprète était censée lui aller comme un gant.
Le festival de Martina Franca avait d'ailleurs souhaité recréer cette
version de l'ouvre avec cette artiste. Après son refus, on s'était
rabattu sur Patrizia Ciofi, jeune chanteuse pleine de promesses que les
parisiens ont découvert dans Nanetta la saison dernière.

Pour la Lucie de Natalie Dessay, Lyon a mis les petits plats dans les
grands en invitant Roberto Alagna, star du moment et meilleur ténor
français, entouré d'une jeune garde prometteuse menée par Ludovic
Tezier. On a également prévu un enregistrement studio et un DVD. L'écrin
était prêt pour le joyau. Bis repetita non placent, des problèmes de
santé (ou bien vocaux) ont empêché Natalie Dessay d'assurer toutes les
représentations et on a de nouveau appelé Patrizia Ciofi à la rescousse
afin d'assurer la moitié des représentations. Ce dimanche 13, ce devait
être une des trois représentations de Mme Dessay. Que non pas ! Une
angine obligeait l'Opéra de Lyon à demander à sa collègue d'assurer une
quatrième représentation. Manque de chance, Patrizia Ciofi était elle
aussi soufrante. Voilà qui augurait mal du voyage à Lyon... mais autant
le dire tout de suite, ceux qui étaient là n'ont pas été déçus.

La mise en scène de MM Caurier et Leiser, d'une sobriété et d'un
classicisme de bon aloi, n'avait pourtant rien de marquante. On
échappait aussi bien à la fosse aux fous qu'aux écossais en kilt. Une
mise en scène " Juste-Milieu " correspondant bien à l'époque de création
du spectacle. Quoiqu'il en soit, la façon dont étaient dirigés les
acteurs, leur physique comme leur jeu ne laissaient pas de convaincre.
Et ce n'est pas tous les jours fête ! La production ne mérite pas qu'on
en dise beaucoup plus, ni en bien, ni en mal.

Pour garnir la fosse, l'Opéra de Lyon avait là encore décidé de faire
les choses comme il fallait et avait convoqué Evelino Pido. Ce chef
s'était non seulement distingué dans ce répertoire mais aussi dans ce
même théâtre dans L'Elisir d'Amore enregistré avec le même Roberto
Alagna. On doit à la vérité d'écrire que la direction d'Evelino Pido a
dérouté. On avait presque l'impression, à l'écouter, que cette musique
l'ennuyait. Non que ses tempi fussent par trop alanguis, mais le tout
manquait parfois de nerf. Ce fut le cas de la strette finale du premier
acte, moment le plus urgent de la partition. Puisqu'on est aux
interrogations, on s'est en outre demandé quelle logique avait présidé
aux choix musicologiques. En effet, dans certains morceaux, mais pas
dans tous, les notes ajoutées habituellement étaient gommées. Ce fut le
cas des deux Sol de l'air et de la cabalette d'Henri, du Mi et du La
concluant la cabalette du duo entre Henri et Lucie, des suraigus
couronnant le sextuor ou la scène de folie. Ces absences étaient
peut-être dues aux chanteurs. Qui sait ?

Et pourtant, quel bonheur que ces interprètes-là ! Heureusement qu'on
nous avait annoncé Patrizia Ciofi malade. Son air d'entrée ne l'aurait
jamais fait deviner. Tant le récitatif que l'air étaient emprunts d'une
émotion et d'une urgence dramatique : une incarnation habitée. En outre,
la cabalette, plus ardue que celle de la version originale, révélait une
technicienne belcantiste aboutie. Les variations lors de la reprise
était aussi bien venues qu'exécutées avec goût et assurance. Le reste du
rôle fut d'un niveau de qualité comparable. Etait-ce l'effet de la
maladie, mais la fièvre semblait littéralement s'emparer de l'interprète
et partant du personnage. Tant et si bien que la scène de folie ne fut
en rien un exercice gratuit de virtuosité mais le véritable
accomplissement d'un drame humain. Au fur et à mesure de la soirée, plus
personne ne semblait regretter la défection de Natalie Dessay et le
triomphe qui a accueilli Patrizia Ciofi lors des saluts était des plus
mérités.

La concurrence était pourtant rude. Son partenaire masculin a prouvé une
fois encore dans ce rôle que toutes les récriminations sur la façon dont
il gère sa carrière ne sont que billevesées face à la beauté de
l'artiste. Oui, Roberto Alagna irradie de beauté sur scène. Pas de cette
beauté plastique qu'on peut rencontrer dans la vie quotidienne. De celle
qui ne se rencontre que sur scène. De celle qui transforme les mères de
familles quadragénaires en midinettes. La voix du bon dieu, la vaillance
du héros, la sensibilité du poète, toutes ces choses magiques que
n'arrive même pas à gâcher une présence prolongée sur le devant de la
scène lors des saluts. Qu'il soit permis de faire un éloge
supplémentaire au ténor. Dans la partition originale du duo entre Edgard
et Lucie, reprise ici par le compositeur, le ténor doit chanter un
effrayant Contre-mi. Souvent, quand cette note n'est pas tout simplement
escamotée, elle échoit au soprano. Ce ne fut pas le cas. Roberto Alagna
a chanté cette note avec une voix mixte manquant certes un peu de
projection mais d'une justesse irréprochable. Chapeau bas !

Son ennemi sur scène n'avait pas moins de classe. Ludovic Tezier qui
interprétait Henri est en effet un jeune chanteur français dont la
stature laisse présager une carrière plus qu'intéressante. Le timbre est
plein et beau, dans la grande tradition des barytons français de Jean
Borthayre et Michel Dens à Robert Massard et Gabriel Bacquier en passant
par Ernest Blanc. Il n'a pas à rougir, loin s'en faut, de cette
comparaison flatteuse. Sa voix essentiellement de demi-caractère
s'accompagne de véritables accents dramatiques, d'une facilité
d'émission réjouissante et d'une intelligence d'artiste indéniable. Son
air, comme ses duos avec Lucie et Edgard lui ont permis, chose rare, de
montrer l'ambiguïté d'un personnage souvent réduit par d'autres à un
méchant-type. Enfin voyait-on et entendait-on un homme qui doute. Merci
!

Dans Lucie de Lammermoor, Raymond voit ses interventions réduites à la
plus simple expression en perdant ses deux airs. On n'en a pas moins
entendu un bon Nicolas Cavallier dont on ne pouvait que regretter le
mutisme relatif. Arthur était quant à lui chanté par Marc Laho qui a à
son répertoire le rôle d'Edgardo. Là encore du luxe pour un rôle ingrat
aussi bien rendu que faire se pouvait. On sera plus circonspect à propos
d'Yves Saelens dans le rôle de Gilbert. Dans cette version, l'impact
dramatique du personnage est accru par rapport à son devancier Normanno
mais il ne chante pas beaucoup plus. Bien que la prestation scénique du
ténor belge fut satisfaisante, sa propension à détimbrer pour avoir
l'air d'interpréter était un peu agaçante. Mais passons.

En conclusion, un réel bonheur qui donne envie de réentendre cette ouvre
avec Natalie Dessay et Marcello Alvarez au théâtre du Châtelet à la fin
de la saison. En quelque version que ce soit, Donizetti n'a pas fini de
nous donner du plaisir à l'écoute de ce qui sans doute son plus grand
chef-d'ouvre.


This page was last updated on: September 1, 2002